Création d'un album avec des enfants
Je suis parfois invitée en milieu scolaire pour parler de mes albums ou pour animer
des ateliers autour de mes thèmes favoris. Je vais vous raconter l'une de ces
rencontres ou : Comment on élabore un album documentaire sur l'Australie avec les élèves
d'une classe de CE2 en ZEP à Créteil...
D'abord on s'est écrit et présenté, photographies à l'appui, en un court texte qui énumérait
nos joies, nos peines, nos qualités et nos défauts. Dans cette classe de 26 élèves,
il y a 14 nationalités : maliens, marocains, afghan, tunisien, algériens, congolais, turque,
martiniquais, comorien, iranien, italien... Et moi française d'origine espagnole mariée
à un suédois.
Quand j'arrive, je les connais déjà un peu. « Bonjour ! Je suis vraiment très heureuse
de vous rencontrer. » Je suis anxieuse les premières minutes, le temps de respirer
l'atmosphère, de me remplir des vibrations bonnes ou mauvaises. Ils me répondent :
« nous aussi ! » Ouf. Je les regarde un à un. C'est important pour repérer celui
ou celle qu'il faudra « soigner » particulièrement. Puis, je visite la classe. Je prends
le temps de regarder leurs dessins. Le climat se réchauffe vite et bientôt les
questions fusent. Un tas de questions que je connais par coeur : « Ton âge ? Pourquoi
fais-tu ce métier ? Et comment ? Ça rapporte ? Si peu ?!… » Mais cette fois il y a des
questions plus étranges : « Comment fais-tu pour être si gentille ? Cela s'apprend-il ? »
Je n'ai pas la réponse. « Je suis née comme ça mais cela ne m'empêche pas
de me mettre en colère ! » Et puis : « Comment fais-tu pour faire tes albums, toi qui
étais nulle en classe ? On a donc une chance. » Et là tous les regards se font plus
soutenus, plein d'attente. Il ne faut pas décevoir. Quand ils reviennent de la récréation
en poussant des : « Ah ! Trop bien, t'es encore là ! », je respire.
Je suis venue avec une valise pleine de documents. « - C’est où d'abord l'Australie ?
C'est grand comment ? Quelle langue on y parle ? Ils ont l'électricité là-bas ? … - Pas
tous à la fois ! On se met en position de méditation, on respire. Une minute de silence ! »,
hurle la maîtresse. Qu’elle est longue cette minute ! Le calme relatif revenu, les
enfants choisissent par groupes les thèmes qu'ils préfèrent, animaux, paysages,
personnages, flore. Ils se battent un peu, des images sont déchirées, puis ils finissent par
trouver « chaussure à leur pied. » L'expression fait rire. « - Chaussure à son pied,
chaussure à son pied ! - Assez ! », hurle la maîtresse. La cloche sonne ils se précipitent
sur la porte. lmpossible de se contenir.
À l'heure du déjeuner, la maîtresse et moi avons avalé un sandwich tout en photocopiant
les images dans la salle des professeurs. Attention à ne pas commettre d'impair,
à bien noter le bon nom sur la bonne image ! Les professeurs, assis autour d'une grande
table mastiquaient le contenu de leur plateau-repas, en silence, les yeux vagues.
On a eu à peine le temps de chercher les élèves. En classe on fait la distribution des
photocopies. Je précise qu'il faut reproduire le sujet sur une feuille blanche, en l'observant
au mieux et ensuite y ajouter les décors. Une nuée se jette alors sur les vitres pour
décalquer dans un brouhaha terrible. Heureusement la maîtresse intervient avec
cette autorité naturelle que je n'aurai jamais. « La tête dans les mains, les yeux fermés,
une minute de silence ! » Les dessins terminés, nous choisissons en votant les
meilleurs pour le livre.
Et puis on a goûté et trinqué avec des verres en plastique. On était fatigué mais heureux.
Avant de partir, j’ai lancé : « Je ne suis pas allée en Australie, je veux que la prochaine
fois, vous ayez commencé vos légendes et vos textes, je veux apprendre de vous. »
Entre les visites, la maîtresse et moi, nous nous écrivons pour préparer la suite.
Premier jour de la rentrée après les vacances, nous démarrons par une séance
déguisement. Nous découpons des sacs poubelles, pour y passer les bras.
Les élèves s'esclaffent et imitent qui, un fantôme, qui, un extraterrestre. Par petits
groupes de cinq je les emmène dans une autre salle plus adaptée aux saletés que nous
allons commettre. Ça rigole bien dans les couloirs !
Je prépare les mélanges de peintures, dans des gobelets et chacun s'essaye à souffler
dans les pipettes pour laisser l'empreinte de sa main, sa signature, comme le faisaient
avant eux les hommes préhistoriques et les aborigènes d'Australie. Elles seront
toutes sur la couverture du livre. Les pipettes se bouchent régulièrement, la peinture
dégouline sous les manches et autour des bouches. « Je ne dois pas me salir, sinon
ma mère me tue ! », dit l'une. Un autre se sert allègrement dans le tas de feuilles pour
se reproduire à l'infini. J'ai un peu de mal à contenir leur fougue cracheuse.
Plus tard on s'apercevra que l'un d'eux a laissé sa « marque » sur toutes les portes
de l'école. Puis nous admirons le résultat en appréciant ce que révèlent nos traces.
On tente de deviner à qui elles appartiennent et pourquoi, car certaines sont très nettes,
d'autres nerveuses, brutales, piquetées délicatement ou encrassées d'ocre...
« Ah ! », crie d'une seule voie toute la classe, devant un gros pâté, « Celle-ci c'est
celle d'Hamza. »
L'écriture s'est révélée plus complexe. Il faut faire appel à son imagination sans
s'y perdre. Mettre en mot sa pensée si tant est qu'on s'y laisse aller, pas si facile quand
on est habitué à la télévision et à l'immédiat. Et puis en a t-on la force ? Qui
sait à quels démons il faudra se frotter ? Toute mon enfance est faite de cela, d'un
brouillard cotonneux de sensations, éloignées des connaissances. Une vie à respirer,
à manger, à jouer, à dormir sans y trouver refuge, à seulement pousser. Je les
comprends. « Ensemble, on va faire du bon boulot ! On y arrivera ! La tête dans les
mains, on ferme les yeux, on respire, on rentre en soi. Silence. » Ah ! Ces minutes
de silence, les seules de la journée pour ceux qui vivent à 20 dans 70 mètres carrés.
Puis on décide de jouer. Chaque dessin donne lieu à une mise en mot spontanée.
Avec tous ces mots libérés, les enfants font des textes illustrant leurs dessins, des textes
longs, parfois totalement farfelus et trop éloignés du documentaire : « Il faut garder
les pieds sur terre ! » Par la suite j'ai élagué. J'ai expliqué qu'un texte n'existait que s'il était
lu. Qu'il devait être agréable pour l'autre et donc compréhensible. On corrige aussi
mes textes et parfois ça m'énerve beaucoup. Et puis, c'est imparable. On a un nombre
de pages limitées, tout doit rentrer...
Ce jour-là, j'ai eu beaucoup d'ennemis. L'humilité à huit ans, il ne faut pas rêver !
Quoi qu'il en soit je les remercie, nous pouvons être fiers. Nous avons surmonté les
difficultés. Chacun aura son nom dans le livre car chacun a participé. Ça compte !
Nous voilà réconciliés.
Après toutes ces heures, ensemble, six mois de vie éparse, il a fallu se dire au revoir.
J'ai demandé s'il y en avait qui voulaient prendre ma place et me raconter quelque chose.
Au début, seul en « scène », les mots sont timides, inaudibles. « Plus fort ! »,
ai-je dit... Dépassant leurs complexes, ils ont récité leur poème favori. Deux petites filles
ont chanté un texte sur l'amitié, paroles et musique de leur composition. La maîtresse
était abasourdie. C'était difficile de ne pas pleurer.
Et puis ce fut la remise des livres imprimés. Chacun eut le sien mais aussi le Maire,
le conseiller général, les bibliothécaires et touti quanti ! « C’était du sérieux ! »
Les parents n'étaient pas tous présents... mais ceux qui étaient là n'en revenaient
pas. Ils étaient d'autant plus surpris que les petits avaient gardé le secret. Ils feuilletaient
avec eux les pages et cherchaient les mots de leurs enfants. Et comme il y avait
« en plus » un dessin et un texte documentaire, ils réalisaient que ça avait été
aussi du travail. Avec la maîtresse, on était toutes rouges. Alors on a ouvert les paquets
de gâteaux et les jus de fruits et trinqué tous ensemble dans des verres en plastique.
En chantant. Enfin pas moi, c'est horrible ce que je chante faux...
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